13
La première pierre lancée par Passage pour l’Enfer creva le toit de l’échoppe d’un teinturier près de l’église Saint-Brieuc et emporta la tête d’un homme d’armes anglais et celle de la femme du teinturier. Une plaisanterie courut au sein de la garnison, disant que les deux corps avaient été tellement imbriqués l’un dans l’autre par le bloc de pierre qu’ils continuaient à s’accoupler pour l’éternité. La pierre qui les tua, un roc de la taille d’un tonneau, était passée à vingt pieds seulement du rempart est. Les ingénieurs bavarois procédèrent à quelques ajustements de la fronde, et la pierre suivante alla s’écraser au pied du mur, projetant très haut les immondices et la fange du fossé. Le troisième bloc tomba à l’aplomb du mur. Puis un monstrueux vacarme annonça que Faiseur de Veuves venait d’entrer en action, et l’un après l’autre, Lance-Pierres, Écrabouilleur, Creuseur de Tombes, Fouette-Pierres, Cracheur, Destructeur et Main de Dieu ajoutèrent leur contribution.
Richard Totesham fit de son mieux pour amortir le choc. Il était évident que Charles tentait de creuser quatre brèches, chacune sur un côté de la ville. Aussi le chef de la garnison ordonna-t-il que l’on couse de vastes sacs, qu’on les bourre de paille et qu’on les place ensuite sur les murs, protégés également par des madriers. Ces précautions étaient destinées à ralentir la formation des brèches, mais les Bavarois envoyaient des projectiles jusqu’au au sein de la ville, et rien ne pouvait protéger les habitations. On discuta pour savoir s’il ne convenait pas de construire un trébuchet pour contrer ceux de l’ennemi, mais le temps était compté. On fabriqua donc une grande arbalète à partir d’espars de bateaux qui avaient été remontés de Tréguier avant le début du siège. Tréguier était à présent désertée car, en l’absence de murs, ses habitants étaient venus se réfugier à La Roche-Derrien, ou avaient pris la fuite par la mer, ou avaient rejoint le camp de Charles.
La grande arbalète de Totesham faisait trente pieds de largeur et expédiait un carreau de huit pieds de longueur, projeté par une corde de cuir tressé. Elle était armée au moyen d’un treuil de bateau. Il fallut quatre jours pour construire l’arme et la première fois qu’on l’essaya, le bras de l’espar se rompit. C’était un mauvais présage. Un présage pire encore sema la consternation le lendemain matin, lorsqu’un cheval tirant une charrette d’excréments humains s’échappa de son harnais et donna un coup de sabot dans la tête d’un enfant. L’enfant mourut. Plus tard, le même jour, une pierre lancée depuis le bord de la rivière par l’un des petits trébuchets tomba à l’intérieur de la maison de Richard Totesham. Elle fit s’écrouler la moitié du premier étage et fut très près de tuer son bébé. Plus d’une vingtaine de mercenaires tentèrent de déserter la garnison cette nuit-là, et certains y parvinrent effectivement. Quelques-uns allèrent rejoindre l’armée de Charles. L’un de ceux qui étaient sortis, porteurs d’un message destiné à sir Thomas Dagworth dissimulé dans une botte, fut pris et décapité. Le lendemain matin, sa tête, avec la lettre fixée entre les dents, fut lancée au milieu de la ville par le trébuchet appelé Main de Dieu, et le moral de la garnison baissa encore d’un cran.
— Je ne crois pas que l’on puisse faire confiance aux présages, dit Mordecaï à Thomas.
— Bien sûr que si !
— J’aimerais entendre vos raisons, mais montrez-moi d’abord vos urines.
— Vous m’avez dit que j’étais guéri ! protesta le jeune archer.
— Une incessante vigilance, mon cher Thomas, tel est le prix de la santé. Allez donc pisser pour moi.
Thomas s’exécuta. Le vieux docteur tint le liquide au soleil, puis y trempa un doigt et le goûta du bout de la langue.
— Magnifique ! s’extasia-t-il. Claires, pures et point trop salées. Voilà un bon présage, n’est-ce pas ?
— C’est un symptôme, pas un présage, rectifia Thomas.
— Ah ! fit Mordecaï en souriant.
Ils se trouvaient dans la petite cour attenant à la cuisine de Jeannette. Le médecin suivait des yeux le manège des martinets qui faisaient le va-et-vient vers leurs nids tout neufs sous les bords du toit.
— Éclairez ma lanterne, en matière de présages, Thomas, demanda-t-il, toujours souriant.
— Eh bien, en voici un : quand Notre-Seigneur fut crucifié, le ciel s’obscurcit en plein jour et le rideau du temple se déchira en deux.
— Vous voulez dire que les présages sont au cœur de votre foi ?
— Et de la vôtre aussi, sans doute ?
Mordecaï sursauta, car un bloc de pierre venait de s’écraser quelque part en ville. Le son se répercuta en écho, puis il y eut un nouveau fracas de toit ou de plancher qui s’effondrait. Des chiens se mirent à hurler à la mort et une femme à crier.
— Ils le font délibérément, dit Mordecaï.
— Naturellement.
Non seulement les ennemis envoyaient des blocs écraser les étroites maisons de la ville, mais ils utilisaient parfois leurs trébuchets pour balancer des cadavres de vaches, de cochons ou de chèvres en décomposition, afin qu’ils viennent répandre leur pourriture et leur puanteur dans les rues.
Mordecaï attendit que la femme eût cessé ses hurlements pour reprendre.
— Je ne crois pas aux présages, dit-il. Nous jouons de malchance en ce moment, ce qui porte les gens à se croire la proie du mauvais sort, mais qui nous dit que l’ennemi n’est pas, lui aussi, affligé de quelques malheurs ?
Thomas ne répondit pas. Des oiseaux se chamaillaient dans le chaume, sans voir le chat qui avançait sournoisement sous le bord du toit.
— Quel est votre vœu le plus cher, Thomas ? interrogea le vieux médecin.
— Mon vœu le plus cher ?
Thomas fit la grimace et tendit sa main droite aux doigts recroquevillés.
— Qu’ils redeviennent droits.
— Et moi, c’est de retrouver la jeunesse ! répliqua Mordecaï avec impatience. Vos doigts sont guéris. Ils n’ont pas belle forme, mais ils sont guéris. Allons, dites-moi quel est votre plus cher désir.
— Mon vœu le plus cher, c’est de trucider ceux qui ont tué Eléonore. De ramener son fils à Jeannette. Et ensuite, d’être un archer. Voilà tout. Un archer.
Il souhaitait aussi trouver le Graal, mais il n’avait pas envie de parler de cela avec Mordecaï.
Ce dernier tira sur sa barbe.
— Trucider ceux qui ont tué Eléonore ? réfléchit-il à haute voix. Je pense que vous allez le réaliser. Le fils de Jeannette ? Peut-être le pourrez-vous aussi, bien que je ne comprenne point pourquoi vous cherchez à lui plaire. Vous ne voulez pas épouser Jeannette, n’est-ce pas ?
— Épouser Jeannette ! s’esclaffa Thomas. Grand Dieu, non !
— Parfait.
— Parfait ?
Cette fois, Thomas était froissé.
— J’ai toujours recherché la compagnie des alchimistes, poursuivit Mordecaï, et je les ai souvent vus mélanger le soufre avec le vif-argent. Il existe une théorie suivant laquelle tous les métaux sont composés de ces deux substances, le saviez-vous ? Les proportions varient, naturellement, mais ce que je veux dire, cher Thomas, c’est que si l’on met du vif-argent et du soufre dans un même récipient, et qu’on les fait chauffer, le résultat est souvent calamiteux. (Il mima une explosion avec ses mains.) C’est ce qui se passerait pour vous et Jeannette. De plus, je ne la vois pas épouser un archer. Un roi ? Oui. Un duc ? Peut-être. Un comte ? Certainement. Mais un archer ? (Il secoua la tête.) Il n’y a pas de mal à être un archer, Thomas. C’est un métier très utile en ce monde si mauvais.
Il se tut pendant quelques instants, puis reprit.
— Mon fils apprend la science de la médecine.
Thomas sourit.
— Je sens un reproche, dit-il.
— Un reproche ?
— Oui, votre fils sera un guérisseur et moi je suis un tueur.
Mordecaï secoua la tête.
— Benjamin apprend à devenir un médecin, mais il préférerait être soldat. Il voudrait être un tueur.
— Dans ce cas, pourquoi…
Thomas s’arrêta, car la réponse était évidente.
— Les juifs ne peuvent porter les armes, voilà pourquoi, expliqua Mordecaï. Non, il n’y avait aucun reproche dans mes propos. Je crois, Thomas, que vous êtes un homme bon, quoique soldat.
Il se tut et fronça les sourcils, car un nouveau projectile s’était écrasé dans un bâtiment non loin d’eux, et il se prépara à entendre des cris se superposer au bruit de tonnerre. Mais rien ne vint.
— Votre ami Will aussi est bon, poursuivit-il, mais je crains que ce ne soit plus un archer.
Thomas opina du chef. Will Skeat était guéri, mais il n’avait pas retrouvé ses facultés.
— Parfois, je me dis qu’il aurait mieux valu… commença-t-il.
— Qu’il soit mort ? enchaîna le vieux médecin. Ne souhaitez la mort à personne, Thomas, elle vient bien assez tôt sans qu’on la souhaite. Sir William rentrera en Angleterre, je n’en doute point, et votre comte veillera sur lui.
« Telle est la destinée de tous les vieux soldats, se dit Thomas. Rentrer à la maison et vivre de la charité de la famille qu’ils ont servi. »
— Moi, quand ce sera terminé, ici, j’irai à Calais voir si les archers de Will ont besoin d’un nouveau chef, annonça-t-il.
Mordecaï sourit.
— Vous ne partez point en quête du Graal ?
— Je ne sais pas où le trouver.
— Et le livre de votre père ? Il ne vous a été d’aucune aide ?
Thomas s’était plongé dans la copie faite par Jeannette, dans l’idée que son père avait utilisé une sorte de code. Mais il avait eu beau s’échiner, il n’avait pas réussi à percer le mystère. Peut-être ce livre décousu n’était-il finalement qu’une manifestation de l’esprit dérangé de son père. Une chose était sûre, cependant : son père était convaincu d’avoir possédé le Graal.
— Je vais partir en quête du Graal, déclara Thomas, mais parfois, je me dis que la seule façon de partir à sa quête est de ne pas le chercher.
Il leva la tête, intrigué par un remue-ménage sur le toit. Le chat avait bondi, mais il avait dérapé, et les oiseaux s’envolaient dans un battement d’ailes affolé.
— Encore un présage ? proposa Mordecaï en suivant des yeux la fuite des oiseaux. Un bon, cette fois-ci ?
— D’ailleurs, dit Thomas sans tenir compte de son ton narquois, que savez-vous du Graal ?
— Je suis juif. Comment pourrais-je savoir quoi que ce soit ? répondit le vieux médecin d’un ton innocent. Que se passerait-il, Thomas, si vous trouviez le Graal ? Croyez-vous que le monde en deviendrait meilleur pour autant ? Que ce qui lui manque, c’est simplement le Graal ? Est-ce là tout ?
Thomas ne répondit pas.
— Est-ce une sorte d’Abracadabra ? poursuivit le vieux médecin.
— Le diable ? s’exclama Thomas, choqué.
— Abracadabra, ce n’est pas le diable ! répliqua Mordecaï, choqué à son tour. C’est simplement un charme. Quelques juifs sots croient qu’il suffit d’écrire ces mots en triangle et de les accrocher à leur cou pour leur éviter d’attraper la fièvre intermittente ! Quelle absurdité ! La seule bonne médecine pour la fièvre intermittente, c’est un cataplasme de bouse de vache bien chaud, mais les bonnes gens préfèrent mettre leur confiance dans les charmes et, je le crains, dans les présages. Mais moi, je ne crois pas que Dieu agisse à travers l’un ou qu’il se révèle à travers l’autre.
— Votre Dieu est très loin d’ici, fit remarquer Thomas.
— Oui, je le crains.
— Le mien est tout près, Il se montre.
— Eh bien, vous avez de la chance, dit Mordecaï, en jouant avec la quenouille et le fuseau de Jeannette posés sur le banc, à côté de lui. Vous avez de la chance, et j’espère que lorsque les troupes de Charles entreront, votre Dieu restera tout près. Quant à nous autres, je suppose que nous sommes condamnés ?
— S’ils pénètrent dans la ville, dit Thomas, il vaudra mieux aller chercher refuge dans une église ou tenter de vous échapper par la rivière.
— Je ne sais pas nager.
— Dans ce cas, l’église sera votre meilleur espoir.
— J’en doute, objecta Mordecaï en posant la quenouille. Ce que devrait faire Totesham, c’est se rendre, pour nous permettre de vivre.
— Il ne le fera point.
Le vieux juif haussa les épaules.
— Eh bien, il nous faudra mourir.
Cependant, le lendemain, une chance de s’échapper lui fut accordée, car Totesham proclama que tous ceux qui ne voulaient pas souffrir des privations d’un siège étaient autorisés à quitter la ville par la porte sud. Mais elle ne fut pas plutôt ouverte qu’une troupe d’hommes d’armes de Charles, en cotte de mailles et la face cachée derrière un heaume gris, vint bloquer la route. Une centaine de personnes seulement, uniquement des femmes et des enfants, avaient décidé de partir, mais les hommes d’armes de Charles s’interposèrent pour leur signifier qu’elles ne seraient pas autorisées à abandonner la ville. Il n’était pas dans l’intérêt des assiégeants que la garnison eût moins de bouches à nourrir. Aussi les hommes en gris barrèrent-ils la route, les soldats de Totesham refermèrent-ils la porte, et les femmes et les enfants restèrent-ils bloqués.
Ce soir-là, les trébuchets cessèrent leur activité pour la première fois depuis que la pierre avait tué la femme du teinturier et son amant. Au milieu d’un étrange silence, un messager de Charles s’avança. Une trompette et une oriflamme blanche annoncèrent qu’il demandait une trêve. Totesham ordonna à un joueur de trompette anglais de répondre au Breton et d’agiter une bannière blanche au-dessus de la porte sud. Le messager breton attendit qu’un homme de classe supérieure monte sur la muraille, puis lui dit en désignant les femmes et les enfants :
— Nous ne pouvons autoriser ces gens à traverser nos lignes. Ils vont mourir de faim ici.
— Est-ce là toute la pitié qu’a votre maître pour son peuple ? répondit l’émissaire de Totesham.
C’était un prêtre anglais qui parlait le breton et le français.
— Il a tant de pitié pour eux, répondit le messager, qu’il veut les délivrer des chaînes anglaises. Dites à votre maître que Sa Grâce lui accorde jusqu’à l’angélus de ce soir pour se rendre, et que, s’il le fait, il sera autorisé à sortir avec toutes ses armes, ses bannières, ses chevaux, ses familles, ses valets et ses possessions.
C’était une offre généreuse, mais le prêtre ne la prit pas en considération.
— Je vais le lui transmettre, dit-il, mais à la condition que vous disiez à votre maître que nous avons des provisions pour un an et des armes en nombre suffisant pour vous faire passer au moins deux fois de vie à trépas.
Le messager s’inclina, le prêtre lui retourna la politesse et les pourparlers s’arrêtèrent là. Les trébuchets se remirent à l’œuvre et, à la tombée de la nuit, Totesham ordonna que les portes de la ville fussent ouvertes. Les fugitifs furent autorisés à rentrer à l’intérieur, sous les railleries de ceux qui n’avaient pas fui.
Thomas, comme tous les hommes de La Roche-Derrien, prenait ses tours de garde sur les remparts. C’était une tâche fastidieuse, car Charles de Blois prenait grand soin de s’assurer qu’aucune de ses troupes ne se trouvait à la portée des archers anglais. Sa seule distraction consistait en l’observation des grandes machines de guerre. Le treuil faisait descendre les énormes poutres avec une telle lenteur qu’elles ne paraissaient pas bouger. Pourtant, presque imperceptiblement, la grande caisse de bois contenant les poids s’élevait graduellement au-dessus de la palissade protectrice, et le long bras disparaissait de la vue. Puis, lorsqu’il avait atteint son niveau le plus bas, il ne se passait rien pendant un bon moment, sans doute parce que les ingénieurs chargeaient la fronde. Et lorsqu’il semblait que l’opération était arrêtée, le contrepoids tombait, la palissade trépidait, les oiseaux effrayés s’envolaient, le long bras s’élevait d’un seul coup en vibrant, la fronde fouettait l’air et une pierre s’élançait à l’assaut du ciel en décrivant un arc. Le son, le monstrueux fracas du contrepoids s’affalant sur le sol, n’arrivait qu’après, suivi un instant plus tard du choc sourd de la pierre sur les remparts endommagés. On jetait de nouveaux sacs remplis de paille sur la brèche qui allait grandissant, mais cela n’empêchait pas les projectiles de faire des dégâts. Aussi Totesham ordonna-t-il à ses hommes de commencer à ériger de nouveaux murs derrière les brèches.
Quelques hommes, dont Thomas et Robbie, voulurent tenter une sortie.
« Nous allons former un groupe de six hommes, argumentèrent-ils, et nous allons nous glisser dehors à la pique du jour. Nous pourrons facilement investir un ou deux trébuchets, les arroser d’huile et de poix, et jeter des brandons enflammés dans les cordes et le bois. »
Mais Totesham refusa. Sa garnison était trop petite et il ne voulait perdre personne, pas même une demi-douzaine d’hommes, avant d’affronter les envahisseurs dans les brèches.
Pourtant, des hommes, il en perdit tout de même. À la troisième semaine de siège, Charles de Blois avait fini ses travaux de défense et les quatre divisions de son armée étaient entièrement protégées derrière des murs de terre, des haies, des palissades et des tranchées. Il avait éliminé tous les obstacles encombrant le terrain qui séparait les différents campements, de manière à empêcher les archers de l’armée de relève de trouver le moindre abri où se dissimuler. À présent que ses campements étaient fortifiés et que ses trébuchets creusaient des trous de plus en plus grands dans les murs de la ville, il pouvait envoyer ses arbalétriers harceler les remparts.
Ils arrivèrent deux par deux, l’un étant chargé de l’arbalète et le deuxième de tenir le pavois, un bouclier si haut, si large et si solide qu’il pouvait protéger les deux guerriers. Les pavois portaient des malédictions à l’adresse de leurs adversaires, ou des insultes en français et en anglais, et dans certains cas, car les arbalétriers étaient des Génois, en italien. Leurs carreaux vinrent s’abattre sur les murs, siffler autour des têtes des défenseurs et se planter dans les toits de chaume. Parfois, les Génois tiraient des flèches enflammées. Six escadrons de soldats furent chargés uniquement d’éteindre les feux qui prenaient dans le chaume et, lorsqu’ils n’éteignaient pas les flammes, de puiser de l’eau dans la Jaudy pour en arroser les toits situés près des remparts, s’exposant ainsi aux carreaux des arbalétriers.
Les archers anglais ripostaient, mais les arbalétriers étaient le plus souvent cachés derrière leurs pavois et n’étaient visibles qu’une fraction de seconde. Certains moururent tout de même, mais les archers perchés sur les murs périssaient également.
Jeannette venait souvent rejoindre Thomas sur le rempart sud, tirant ses traits depuis un créneau, près de la porte. Les arbalètes pouvaient être actionnées à genoux, ce qui lui permettait de ne pas trop s’exposer. Thomas, en revanche, était contraint de tirer debout.
— Tu ne devrais pas être ici, lui disait-il à chaque fois.
Mais la jeune femme se contentait de ricaner, puis se baissait pour rembobiner son arbalète.
— Te rappelles-tu le premier siège ? lui demanda-t-elle.
— Quand tu me tirais dessus ?
— Espérons que j’ai gagné en adresse, dit-elle.
Puis elle appuya l’arbalète contre le mur, visa et pressa la détente. Le carreau alla s’écraser dans un pavois déjà constellé de flèches anglaises. Derrière les arbalétriers s’étirait le mur de terre du campement le plus proche, au-dessus duquel apparaissaient les bras inégaux de deux trébuchets et, plus loin derrière encore, les oriflammes éclatantes de divers seigneurs. Jeannette reconnut les bannières de Rohan, Laval, Malestroit et Roncelet. La vue de cette bannière aux couleurs de la guêpe la remplit de colère et elle pleura en songeant à son fils emprisonné dans la lointaine tour de Roncelet.
— J’aimerais qu’ils donnent l’assaut maintenant, dit-elle entre ses dents, pour que je puisse planter un trait dans le corps de Roncelet et dans celui de Blois.
— Ils n’attaqueront pas avant d’avoir défait Dagworth, prédit Thomas.
— Tu crois qu’il va venir ?
— Je crois que c’est pour lui qu’ils sont ici, répondit l’archer avec un mouvement du menton vers l’ennemi.
Puis il se leva, arma son arc et envoya une flèche sur un arbalétrier qui venait de quitter l’abri de son bouclier. L’homme se baissa une fraction de seconde avant que la flèche de Thomas vienne siffler à ses oreilles.
— Charles sait qu’il peut venir nous plumer quand il voudra, poursuivit le jeune archer, mais ce qu’il veut vraiment, c’est écraser Dagworth.
Car dès lors que sir Thomas Dagworth serait écrasé, il n’y aurait plus d’armée de campagne en Bretagne, les forteresses tomberaient inévitablement une par une, et Charles aurait son duché.
Puis, un mois après l’arrivée de Charles, alors que les haies entourant ses quatre forts se remplissaient de fleurs d’aubépine, que les pétales s’épanouissaient sur les pommiers, que les bords de la rivière débordaient d’iris et que les coquelicots étalaient leurs jupes rouge vif dans le seigle vert tendre, on vit apparaître une traînée de fumée dans le ciel du sud-ouest.
Les observateurs perchés sur les murs de La Roche-Derrien virent des éclaireurs sortir du camp ennemi, et ils surent que la fumée provenait de quelque feu de camp, ce qui signifiait qu’une armée était en marche. Certains émirent la crainte que ce ne fussent des renforts pour l’ennemi, mais ils furent rassurés par d’autres qui affirmèrent à juste titre que seuls des amis pouvaient approcher par le sud-ouest. Ce que Richard Totesham et les autres, ceux qui savaient, ne leur révélèrent pas, c’était que les renforts seraient obligatoirement peu nombreux, beaucoup moins nombreux que l’armée de Charles, et qu’ils marchaient au-devant du piège que leur tendait Charles.
Car le stratagème de Charles avait marché, et sir Thomas Dagworth avait mordu à l’hameçon.
Charles de Blois convoqua ses seigneurs et commandants dans sa grande tente près du moulin. On était samedi. Les forces ennemies se trouvaient à courte distance et il convenait de calmer les ardeurs de certaines têtes brûlées qui, inévitablement, piaffaient d’impatience et mouraient d’envie d’attacher les armures, de lever les lances et de sauter à cheval pour aller se jeter tout droit au-devant des flèches anglaises. « Car les sots sont légion », se dit Charles.
Aussi tempéra-t-il leur enthousiasme en déclarant que personne, excepté les éclaireurs, n’était autorisé à quitter les campements.
— Personne ! tonna-t-il en tapant du poing sur la table, manquant de renverser l’encrier du scribe qui consignait ses paroles. Personne ne sortira ! M’avez-vous tous bien compris ?
Il regarda tous les visages les uns après les autres, en pestant mentalement contre la sottise de ses seigneurs.
— Nous resterons derrière nos retranchements, poursuivit-il, et ce sont eux qui viendront à nous. Ils viendront à nous et ils périront.
Certains seigneurs se renfrognèrent, car il était peu glorieux de se battre derrière des murs de terre et des tranchées remplies d’eau quand on pouvait caracoler sur un fier destrier, mais Charles de Blois était ferme, et même les plus fortunés des seigneurs avaient pris au sérieux sa menace de priver les désobéissants de la distribution de terres et de richesses qui suivrait la conquête de la Bretagne.
Charles attrapa un morceau de parchemin.
— Nos éclaireurs se sont approchés de la colonne de sir Thomas Dagworth, reprit-il de sa voix précise, et nous avons désormais une estimation exacte de leur nombre.
Conscient du fait que ses auditeurs retenaient leur souffle, impatients de connaître la puissance de l’ennemi, il marqua une pause afin de jouir pleinement de son effet dramatique. Mais il lui fut impossible de réfréner un sourire lorsqu’il révéla :
— Nos ennemis nous menacent… avec trois cents hommes d’armes et quatre cents archers.
Il y eut un instant de stupeur, le temps que chacun comprît bien les chiffres. Puis suivit une explosion de rires. Charles lui-même, d’habitude si fermé, si inflexible et si sévère, joignit son rire à celui de ses guerriers. C’était effectivement risible ! D’une effronterie ! C’était faire montre de bravoure, certainement, mais aussi d’une témérité bien stupide !
Charles de Blois était à la tête de quatre mille guerriers et de centaines de paysans volontaires sur lesquels il pouvait compter pour pourfendre l’ennemi, même s’ils ne campaient pas à l’intérieur de ses forts de terre. Il avait sous ses ordres deux mille arbalétriers, les plus réputés d’Europe, un millier de chevaliers en armure, dont un grand nombre de champions ayant remporté de grands tournois. Et sir Thomas Dagworth arrivait avec sept cents hommes ? La ville en fournirait peut-être cent ou deux cents autres, mais même en comptant large, les Anglais ne pourraient opposer plus d’un millier de combattants aux Français, quatre fois plus nombreux.
— Ils viendront, dit-il à ses chef surexcités, et ils périront tous.
Ils pouvaient approcher par deux routes différentes. La première venait de l’ouest, et c’était la route la plus directe, mais elle conduisait à l’autre bout de la Jaudy et Charles ne pensait pas que Dagworth l’utiliserait. La deuxième faisait le tour de la ville assiégée par le sud-est et menait tout droit au plus grand des quatre campements, le campement de l’est qu’il commandait lui-même, où avaient été montés les grands trébuchets.
Les rires s’apaisèrent lorsque Charles reprit la parole.
— Je vais vous dire ce que fera sans doute sir Thomas. C’est ce que je ferais si j’avais l’infortune de me trouver à sa place. Je crois qu’il enverra un détachement d’hommes, un petit détachement chargé de faire beaucoup de bruit, qui s’approchera de notre camp par la route de Lannion (c’était la route qui venait de l’ouest, la route directe) et ce, durant la nuit, pour nous faire accroire qu’il nous attaquera de ce côté-là. Dans son idée, nous renforcerons ce camp, alors qu’il lancera à l’aube sa véritable attaque par l’est. Il pense que le plus gros de notre armée l’attendra de l’autre côté de la rivière et qu’il pourra venir à l’aube pour détruire les trois campements moins défendus. Voilà ce qu’il va tenter, et il va échouer. Il va échouer parce que nous avons une règle claire et stricte, et que cette règle ne sera point enfreinte ! Personne ne quittera son camp ! Personne ! Vous resterez derrière vos murs ! Nous nous battrons à pied, nous formerons nos lignes de bataille et nous les laisserons venir à nous. Nos arbalétriers faucheront leurs archers, et nous, nous anéantirons leurs hommes d’armes. Mais personne ne quittera son camp ! Personne ! Nous ne serons pas les cibles de leurs arcs. C’est bien compris ?
Le seigneur de Châteaubriant voulut savoir ce qu’il devait faire si, pendant qu’il se trouvait dans son camp au sud, on se battait dans un autre fort.
— Dois-je me contenter de regarder ? demanda-t-il, incrédule.
— Oui, vous vous contentez de regarder, répondit le duc Charles d’une voix coupante. Vous ne quittez pas votre camp. C’est compris ? Les archers ne pourront pas tuer ceux qu’ils ne verront pas ! Vous resterez cachés !
Le seigneur de Roncelet fit remarquer que les cieux étaient clairs et la lune presque pleine.
— Dagworth n’est pas fou, dit-il, et il saura que nous avons construit ces forteresses et nettoyé le terrain pour les empêcher de se couvrir. Pourquoi n’attaquerait-t-il pas de nuit ?
— De nuit ?
— De nuit, nos arbalétriers ne distingueront pas leurs cibles, mais grâce à la lune, les Anglais verront assez clair pour se frayer un chemin à travers nos retranchements.
C’était un bon point pour lui, que Charles reconnut en hochant la tête d’un mouvement brusque.
— Des feux, dit-il.
— Des feux ?
— Préparez des feux ! De grands feux ! Quand ils arriveront, vous les allumerez. Vous changerez la nuit en jour !
Ses guerriers éclatèrent de rire. L’idée leur plaisait. Ce n’était pas en se battant à pied qu’un seigneur et un chevalier acquéraient leur renommée, mais Charles avait réfléchi au moyen de défaire les redoutables archers anglais, et ses idées étaient bonnes même si elles offraient peu d’occasions de s’illustrer. Et il leur promettait une consolation.
— Ils se replieront, et quand ils le feront, je ferai sonner sept coups de trompette. Sept ! Quand vous entendrez la trompette, vous pourrez quitter vos campements et vous lancer à leur poursuite.
Il y eut un murmure d’approbation. Aux sept coups de trompette, ils se mettraient en selle et se lanceraient à la poursuite des rescapés pour les achever.
— Ne l’oubliez jamais ! leur rappela Charles avec un nouveau coup de poing sur la table. Ne l’oubliez jamais ! Vous ne quittez pas votre campement avant d’entendre le son de la trompette ! Restez derrière les tranchées, restez derrière les murs, laissez l’ennemi venir à vous et nous remporterons la victoire.
Il hocha la tête pour signifier qu’il en avait terminé.
— Et maintenant, nos prêtres vont vous entendre en confession. Purifions nos âmes afin que Dieu puisse nous récompenser par la victoire.
À six lieues de là, dans le réfectoire à ciel ouvert d’un monastère qui avait été pillé et abandonné, un petit groupe d’hommes s’était réuni. Son commandant était un homme grisonnant originaire du Suffolk, sans grâce et bourru, conscient de se trouver face à un défi colossal en venant en renfort à La Roche-Derrien.
Sir Thomas Dagworth écouta un chevalier breton lui rapporter ce que ses éclaireurs avaient découvert : Charles de Blois et son armée se trouvaient toujours dans les quatre campements placés en face des quatre portes de la ville. Le plus grand campement, où flottait la bannière à l’hermine de Charles, était à l’est.
— Il est près du moulin à vent, dit le chevalier.
— Je me souviens de ce moulin, dit sir Thomas, en faisant courir ses doigts à travers sa courte barbe grise, comme de coutume lorsqu’il réfléchissait. C’est là que nous devons attaquer, poursuivit-il à voix basse, comme se parlant à lui-même.
Un chevalier le mit en garde :
— C’est là qu’ils sont le mieux armés.
— Donc, nous allons créer une diversion, dit sir Thomas, se tirant de sa songerie. John (il se tourna vers un homme en cotte de mailles usée), prends tous les valets du camp. Prends les cuisiniers, les scribes, les palefreniers, tous ceux qui ne sont pas des guerriers. Ensuite, tu prendras les chariots et tous les chevaux fatigués et tu feras une approche par la route de Lannion. Tu la connais ?
— Je saurai la trouver.
— Pars avant minuit. Tu feras beaucoup de bruit, John ! Tu peux prendre mon trompette et deux tambours. Tu leur feras croire que notre armée arrive par l’ouest. Je veux qu’ils envoient des hommes au camp ouest avant l’aube.
— Et nous autres ? demanda le chevalier breton.
— Nous nous mettrons en marche à minuit, dit sir Thomas, et nous prendrons par l’est jusqu’à la route de Guingamp.
Cette route rejoignait La Roche-Derrien par le sud-est. La petite troupe chargée de faire diversion avancerait par l’ouest, aussi Charles n’imaginerait-il pas une seconde lui voir emprunter la route de Guingamp.
— Ce sera une marche silencieuse, ordonna-t-il, et nous avancerons à pied, tous ! Les archers devant, les hommes d’armes derrière, et nous attaquerons leur fort de l’est dans l’obscurité.
En attaquant de nuit, sir Thomas espérait pouvoir empêcher les arbalétriers de distinguer leurs cibles et, mieux, surprendre l’ennemi pendant son sommeil.
Son plan était fait : une feinte à l’ouest et une attaque à l’est. Et c’était exactement ce que Charles de Blois attendait de lui.
La nuit tomba. Les Anglais se mirent en marche, les hommes de Charles fourbirent leurs armes et la ville retint son souffle.
Thomas entendait s’agiter les armuriers dans le camp de Charles. Il entendait les coups de marteau sur les rivets des plaques d’armure et le frottement des pierres sur les lames. Les feux de camp des quatre forts ne s’éteignirent pas comme à l’accoutumée, mais continuèrent à être alimentés et à briller bien haut, éclairant les contours à la lueur des feux. Du haut des remparts, Thomas voyait le mouvement des hommes à l’intérieur du campement le plus proche. Régulièrement, les feux étaient attisés et les flammes devenaient de plus en plus vives grâce aux soufflets des armuriers.
Un enfant pleurait dans une maison voisine. Un chien gémissait. La majeure partie de la garnison de Totesham se trouvait en faction sur les remparts ainsi qu’un bon nombre de bonnes gens de la ville. Ils ne savaient pas exactement pourquoi ils étaient montés sur les murs, car l’armée de renfort était sans doute encore loin, mais personne n’avait envie d’aller se coucher. Les gens s’attendaient à l’imminence d’un événement, et ils préféraient l’attendre là-haut, comme pour le Jugement dernier, se dit Thomas, lorsque les hommes et les femmes attendraient que se séparent les cieux, que descendent les anges et que s’ouvrent les tombes pour que les vertueux puissent s’élever au Ciel.
Le jeune archer songea à son père qui voulait être enterré face à l’ouest, mais dans la partie est du cimetière, de sorte que lorsqu’il se lèverait parmi les morts, il serait tourné vers ses paroissiens et les verrait sortir de terre au fur et à mesure. « Ils auront besoin que je les guide », disait-il. Son fils avait respecté sa volonté. Les paroissiens de Hookton, lorsqu’ils se lèveraient et verraient à l’est le Christ redescendu sur terre dans toute sa gloire, trouveraient leur curé en face d’eux pour les rassurer.
Thomas lui-même n’aurait pas refusé d’être rassuré cette nuit-là. En compagnie de messire Guillaume et de ses deux hommes d’armes, il observait les derniers préparatifs de l’ennemi depuis un bastion à l’angle sud-est de la ville, près de l’endroit où le clocher de l’église Saint-Barnabé offrait un point de vue. Les vestiges de l’arbalète géante de Totesham avaient été utilisés pour fabriquer un pont bancal joignant le bastion à une fenêtre du clocher.
Partant de la fenêtre, une échelle grimpait jusqu’au parapet du clocher, en franchissant un trou dû au savoir-faire de Faiseur de Veuves. Thomas avait fait le voyage une demi-douzaine de fois avant minuit car, depuis le parapet, il était possible d’avoir vue sur l’intérieur du camp de Charles, au-delà de la palissade.
Alors qu’il était sur le clocher, Robbie vint se placer en contrebas sur le rempart.
— Je veux te montrer ça, lui cria l’Écossais en brandissant un écu fraîchement peint. Il te plaît ?
Thomas baissa les yeux et, à la lueur de la lune, décela une tache rougeâtre.
— Qu’est-ce que c’est ? Une tache de sang ?
— Mais tu es aveugle, bâtard d’Anglais ! s’exclama Robbie. C’est le cœur rouge de Douglas !
— Ah ! Vu d’ici, on dirait qu’une créature est venue mourir sur ton écu.
Mais son ami ne se laissa pas troubler par son manque de goût. Très fier de son bouclier, il l’admira en le tournant en tous sens à la lueur de la lune.
— Il y avait un gars qui peignait un diable sur le mur de l’église Saint-Goran. Alors je l’ai payé pour qu’il décore mon écu.
— J’espère que tu ne l’as pas payé trop cher.
— Tu es envieux, c’est tout !
Robbie posa son bel écu contre le parapet avant d’aller risquer sa vie sur le pont de fortune. Il disparut par la fenêtre, puis réapparut près de Thomas.
— Qu’est-ce qu’ils font ? s’enquit-il, la tête tournée vers l’est.
— Jésus ! jura Thomas, car quelque chose venait de se produire.
Au-delà des formes grises de Passage pour l’Enfer et de Faiseur de Veuves, des centaines d’hommes étaient en train de former une ligne de bataille dans le camp est.
Thomas escomptait que la bataille, si elle avait lieu, ne commencerait pas avant l’aube, et pourtant Charles de Blois se préparait visiblement à se battre au cœur de la nuit.
— Doux Jésus !
Messire Guillaume, venu les rejoindre au sommet du clocher, répondit en écho à la surprise de Thomas.
— Ces vils gredins se préparent à se battre, dit Robbie.
En effet, les guerriers de Charles formaient la ligne en serrant les rangs. Ils tournaient le dos à la ville ; la lune se reflétait sur les épaulières des armures et peignait de blanc les lames des épées et des haches.
— Sans doute est-ce Dagworth qui arrive, commenta messire Guillaume.
— De nuit ? s’étonna Robbie.
— Pourquoi pas ? répliqua messire Guillaume.
Puis il cria à l’un de ses hommes d’armes d’aller rapporter à Totesham ce qui se passait.
— Réveille-le ! glapit-il, en réponse au brave homme qui lui demandait ce qu’il devait faire au cas où le chef dormirait. Il ne dort pas, ajouta-t-il à l’adresse de Thomas. Totesham n’est peut-être qu’un maudit Anglais, mais c’est un bon soldat.
Totesham ne dormait pas, mais il ignorait que l’ennemi se mettait en ordre de bataille. Se risquant sur le pont branlant menant au clocher de Saint-Barnabé, il se hissa jusqu’au sommet et observa les troupes de Charles en arborant son expression maussade coutumière.
— Je pense qu’il va nous falloir leur donner un coup de main, dit-il.
— Je croyais que vous n’approuviez pas les sorties hors des murs ? objecta messire Guillaume, que cette restriction avait irrité.
— C’est la bataille qui va nous sauver. Si nous la perdons, la ville tombera, aussi devons-nous faire notre possible pour la remporter, répondit le commandant d’un ton lugubre.
Avec un haussement d’épaules, il tourna les talons.
— Que Dieu nous vienne en aide, dit-il à voix basse en redescendant dans les profondeurs du clocher.
Il savait que l’armée de sir Thomas Dagworth ne serait pas nombreuse et il craignait même qu’elle fût encore beaucoup plus réduite qu’il n’osait l’imaginer, mais la garnison devait se tenir prête à l’aider lorsqu’il attaquerait l’ennemi.
Pour éviter de lui donner l’alerte, il renonça à faire sonner les cloches pour rassembler ses troupes, mais dépêcha des gens à travers toute la ville pour convoquer les archers et les hommes d’armes sur la place du marché devant l’église Saint-Brieuc.
Thomas retourna chez Jeannette et revêtit son haubergeon, rapporté par Robbie de l’expédition à Roncelet, puis il fixa son épée à sa taille, s’empêtrant dans les boucles de la ceinture avec ses doigts toujours trop gourds pour ce genre de gestes méticuleux. Il accrocha son sac de flèches à son épaule gauche, sortit l’arc noir de son enveloppe de toile, glissa une corde de rechange dans son casque avant de le poser sur sa tête. Il était prêt.
Ainsi que Jeannette, comme il le constata. La jeune femme elle aussi avait mis son haubergeon, ainsi que son heaume. Thomas la dévisagea, bouche bée :
— Tu ne peux pas sortir avec nous ! protesta-t-il.
— Sortir ? répéta-t-elle, surprise. Mais si vous quittez la ville, Thomas, qui va garder les murs ?
— Oh ! fit-il, penaud.
Elle sourit, s’avança et lui donna un baiser.
— Allez, va, et que Dieu soit avec toi.
Thomas se rendit sur la place du marché. C’était le lieu de rassemblement de la garnison, mais, hélas, le nombre de soldats était extrêmement limité. Un tavernier faisait rouler un tonneau de bière au milieu de la place et invitait les hommes à se servir. Un forgeron s’employait à aiguiser les épées et les haches à la lueur de la torche qui brûlait devant le porche de l’église Saint-Brieuc, faisant résonner la pierre sur les longues lames d’acier qui produisaient un étrange son funèbre. Il faisait chaud. Des chauves-souris volaient autour de l’église, plongeant dans les ombres noires d’une maison détruite par un trébuchet. Des femmes accouraient pour apporter de la nourriture aux soldats et Thomas se souvint des hurlements de ces mêmes femmes, tout juste un an auparavant, lorsque les Anglais s’étaient rués dans la ville. La nuit avait été une nuit de viols, de vols et d’assassinats, et à présent, le peuple de la ville ne voulait plus voir partir ses occupants. La place du marché se remplissait peu à peu d’hommes munis d’armes de fortune, prêts à se joindre à la sortie. Beaucoup portaient simplement la hache qu’ils utilisaient pour fendre leur bois ; quelques-uns, cependant, étaient munis d’épées ou de lances, et certains avaient revêtu une cuirasse en cuir ou une cotte de mailles. Ils étaient venus en nombre, et, finalement, ajoutés aux soldats de la garnison anglaise, ils paraissaient impressionnants, au moins par leur nombre.
— Par le Christ Jésus ! s’exclama une voix courroucée derrière Thomas. Qu’est-ce que c’est que ça, au nom du Christ ?
Thomas se retourna et aperçut la silhouette efflanquée de sir Geoffrey Carr, dont les yeux étaient braqués sur l’écu que Robbie avait appuyé contre les marches d’une croix de pierre, au centre de la place. L’Écossais se retourna lui aussi et vit l’Épouvantail à la tête de ses six fidèles.
— Voilà qui ressemble fort à une merde écrasée, poursuivit l’affreux personnage.
À son élocution difficile, on devinait qu’il avait passé la soirée dans l’une des nombreuses tavernes de la ville.
— C’est à moi, annonça Robbie.
Sir Geoffrey gratifia l’écu d’un vigoureux coup de pied.
— Est-ce le cœur de ce maudit Douglas, béjaune ?
— C’est mon blason, dit Robbie en exagérant son accent écossais, si c’est ce que vous voulez dire.
Les conversations cessèrent alentour.
— Je savais que tu étais un Écossais, prononça l’Épouvantail de sa voix traînante d’homme éméché, mais je ne savais pas que tu étais un de ces chiens de Douglas. Et par tous les diables, peux-tu me dire ce qu’un Douglas vient faire par ici ?
L’ivrogne haussa le ton pour en appeler aux spectateurs.
— De quel côté est la perfide Écosse, hein ? De quel côté ? Et ces satanés Douglas se battent contre nous depuis qu’ils ont été crachés par le trou du cul du diable en personne !
En titubant, l’Épouvantail sortit sa cravache de sa ceinture et la déroula.
— Doux Jésus, beugla-t-il, mais cette famille de malheur a mis sur la paille de bons et loyaux Anglais ! Ce sont des voleurs ! Des scélérats ! Des espions !
À ces mots, Robbie sortit son épée et la cravache claqua. Mais messire Guillaume eut le temps de pousser le jeune homme pour le mettre hors de portée de sa pointe acérée. Puis il sortit à son tour son épée et se retrouva aux côtés de Robbie, avec Thomas, sur les marches du monument.
— Robbie Douglas est mon ami ! cria-t-il.
— Et le mien ! ajouta Thomas.
— Suffit !
Un Richard Totesham furibond se fraya un chemin à travers la foule.
— Suffit !
À présent, l’Épouvantail en appelait au chef de la garnison.
— C’est une canaille, un Écossais !
— Bon Dieu, jeta Totesham, nous avons des Français, des Gallois, des Flamands, des Irlandais et des Bretons dans cette garnison. Qu’est-ce que cela change, par le Ciel ?
— C’est un Douglas ! insista l’Épouvantail avec une obstination d’ivrogne. C’est un ennemi !
— C’est mon ami ! aboya Thomas, invitant à se battre quiconque envisageait de se ranger aux côtés de sir Geoffrey.
— Suffit ! répéta Totesham dont le courroux enflait encore. Nous avons assez de bagarres devant nous, ce n’est pas le moment de nous conduire comme des enfants ! Réponds-tu de lui ? demanda-t-il à Thomas.
— Moi, je réponds de lui, dit une voix.
C’était Will Skeat. Le vieil archer fendit la foule et posa un bras autour des épaules de Robbie.
— Je réponds de lui, Dick.
— Dans ce cas, Douglas ou non, décréta Totesham, ce n’est point mon ennemi.
Sur ce, il tourna les talons.
— Ventredieu ! brailla l’Épouvantail, dont la colère n’avait pas décru.
Il avait été appauvri par la maison de Douglas et était toujours pauvre, car le risque qu’il avait pris en poursuivant Thomas n’avait pas payé, puisqu’il n’avait pas trouvé de trésor. Et maintenant, voilà que ses ennemis au grand complet paraissaient réunis dans les personnes de Thomas et de Robbie. Il avança en titubant et cracha sur l’Écossais.
— Moi, je les jette au feu, les hommes qui portent le cœur de Douglas, dit-il, je les jette au feu !
— Oui, c’est ce qu’il fait, confirma Thomas à voix basse.
— Il les jette au feu ? répéta Robbie.
— À Durham, répondit l’archer en plongeant son regard dans les yeux de sir Geoffrey, il a fait jeter au feu trois prisonniers.
— Tu as fait quoi ? hurla Robbie.
L’Épouvantail, malgré les vapeurs de l’alcool, eut soudain conscience de la fureur qui animait l’Écossais. De plus, il sentait qu’il n’avait pas gagné la sympathie alentour, car les volontaires étaient plus enclins à ajouter foi à l’opinion de Will Skeat qu’à la sienne.
Il enroula sa cravache, cracha sur Robbie et s’éloigna d’un pas incertain.
Mais à présent, c’était le jeune Écossais qui souhaitait se battre.
— Dis, toi ! glapit-il pour l’arrêter.
— Laisse, le stoppa Thomas, pas ce soir.
— Il a fait jeter au feu trois hommes ?
— Pas ce soir, répéta l’archer en repoussant son ami d’un coup si rude qu’il l’assit sur les marches du monument.
Robbie suivit des yeux l’Épouvantail qui battait en retraite.
— C’est un homme mort, proféra-t-il entre ses dents. Tu m’entends, Thomas, ce misérable est un homme mort.
— Nous sommes tous des hommes morts, intervint messire Guillaume à voix basse.
Car l’ennemi les attendait, véritable marée humaine.
Et sir Thomas Dagworth se rapprochait de son piège.
C’était John Hammond, un adjoint de sir Thomas Dagworth, qui menait la feinte par la route de Lannion. Il était à la tête de soixante hommes, d’autant de femmes, d’une douzaine de chariots et de trente chevaux, qu’il utilisa pour faire un vacarme assourdissant lorsqu’ils furent en vue des campements du duc Charles.
Les contours des fortifications de terre étaient éclairés par des brasiers, et des lueurs vacillantes apparaissaient entre les minces fentes des poutres de la palissade. Le campement semblait illuminé par une quantité de feux, et d’autres s’allumèrent encore quand la petite troupe de Hammond commença à taper sur les pots et les chaudrons, à donner des coups de bâton sur les arbres, à souffler dans les trompettes et à battre frénétiquement le tambour. Pourtant, nulle panique ne sembla monter des remparts de terre. Quelques soldats ennemis apparurent, scrutèrent quelque temps la route baignée de lime où se détachaient les ombres du bruyant cortège, puis ils disparurent. Hammond ordonna à ses gens de redoubler d’ardeur et ses six archers, les seuls véritables soldats de cette pseudo-armée, s’approchèrent du camp pour décocher des flèches par-dessus la palissade, mais il n’y eut toujours aucune riposte.
Contrairement aux prévisions, rien ne bougea sur la rivière dont les espions de sir Thomas avaient dit qu’elle était recouverte d’un pont de barques. Visiblement, la feinte avait échoué.
— Si nous restons ici, dit quelqu’un, ils vont nous crucifier, ces maudits chiens.
— Pour sûr ! approuva Hammond d’un ton véhément. Il nous faut rebrousser chemin un peu, rien qu’un peu, et retourner par là où il fait plus sombre.
La nuit avait mal commencé avec l’échec de la feinte, mais les hommes de sir Thomas, les véritables assaillants, avait fait plus de progrès qu’ils ne l’espéraient.
Ils arrivèrent en vue du flanc est du campement du duc Charles peu après que le groupe de Hammond eut commencé sa bruyante diversion à une lieue de là.
Ils se tapirent à la lisière d’un bois et scrutèrent les contours des forts les plus proches, par-delà le terrain dénudé. Pâle à la lueur de la lune, la route courait, vide de toute présence, jusqu’à une grande porte de bois où elle était avalée par le fort improvisé.
Sir Thomas avait séparé ses hommes en deux divisions qui attaqueraient chacune un côté de la porte de bois. Cette attaque n’aurait rien de subtil. Il s’agissait simplement de courir dans l’obscurité, de se ruer à l’assaut en sautant par-dessus le mur de terre et de massacrer tous ceux qui se trouveraient sur leur chemin. « Que Dieu vous donne du plaisir ! » souhaita sir Thomas à ses hommes en levant son épée pour donner le signal du début des opérations.
Le silence le plus total était requis. Sir Thomas espérait toujours créer l’effet de surprise, mais le feu qui brillait de l’autre côté des défenses paraissait singulièrement brillant et il était en proie au détestable pressentiment que l’ennemi s’était préparé à l’accueillir.
Pourtant, nul ne se montra au mur de remblai, nul carreau d’arbalète ne vint siffler dans le noir, et lorsqu’il se retrouva dans le fossé à patauger dans l’eau boueuse, il s’autorisa à reprendre quelque peu confiance. À sa droite et à sa gauche, des archers escaladaient le talus pour gagner la palissade. Les arbalètes étaient toujours inertes, les trompettes, silencieuses et l’ennemi invisible. À présent, les archers avaient atteint la clôture. Celle-ci se révéla plus fragile qu’elle ne paraissait, car les poteaux n’étaient pas enfoncés très profondément et il suffisait de quelques efforts pour les renverser. Les défenses n’étaient pas solides, et d’ailleurs, elles n’étaient même pas protégées, car nul ennemi ne vint s’interposer lorsque ses hommes d’armes traversèrent les fossés pleins d’eau en brandissant leur épée, faisant miroiter la lame sous la lune. Les archers achevèrent la démolition de la palissade et sir Thomas, passant par-dessus les poutres jetées à terre, dévala le talus jusqu’au camp de Charles.
Or, il ne se trouvait pas dans le camp, mais dans une vaste étendue qui menait jusqu’à un autre talus, et un autre fossé, et une autre palissade. C’était un véritable labyrinthe ! Mais, comme précédemment, aucun carreau d’arbalète ne vint leur souhaiter la bienvenue dans l’obscurité. Ses archers se précipitèrent en tête, mais ne tardèrent pas à pousser force jurons car leurs pieds s’enfonçaient dans les trous creusés pour tendre des pièges aux chevaux. Les feux crépitaient joyeusement au-delà de la nouvelle palissade. Où donc étaient les guetteurs ?
Sir Thomas souleva son écu décoré d’une gerbe de blé pour évaluer la situation. Sa deuxième division était en train de franchir le premier talus et se précipitait vers le deuxième. Ses propres archers étaient en train de déterrer la nouvelle palissade qui, comme la première, tomba aisément. Pas un mot n’avait été prononcé, pas un ordre n’avait été crié, nul n’avait appelé saint Georges à l’aide, tous se contentaient d’accomplir leur tâche, mais l’ennemi ne pouvait pas ne pas entendre chuter les pièces de bois ! Déjà, la deuxième palissade était à terre et sir Thomas franchit le nouveau fossé au milieu de la bousculade avec ses archers. Devant eux, ils trouvèrent une prairie bordée par une haie, et derrière cette haie s’élevaient les tentes ennemies, le moulin à vent avec ses toiles enroulées et les monstrueuses silhouettes des deux gros trébuchets, tous brillamment éclairés par les feux. Ils étaient tout près à présent ! Et sir Thomas ressentit une violente bouffée de joie car il avait réussi son effet de surprise et l’ennemi était à lui.
C’est à ce moment que les arbalètes entrèrent en action.
Les traits se mirent à pleuvoir sur sa droite, expédiés depuis un talus qui courait entre le deuxième ouvrage de terre et la haie. Des archers tombèrent en jurant. Sir Thomas chercha à voir les arbalétriers cachés derrière l’épaisse haie, mais en vain, et pourtant, une nouvelle pluie de carreaux vint les arroser. Il sut alors qu’il n’avait surpris personne, que l’ennemi l’attendait de pied ferme et qu’il était en train de faucher ses hommes. Mais, par bonheur, les archers commençaient à riposter. Les longues flèches anglaises scintillèrent à la lueur de la lune, mais aucune cible n’était visible. Sir Thomas comprit que les archers tiraient à l’aveuglette.
— À moi ! hurla-t-il. Dagworth ! Dagworth ! Les écus !
Il fut entendu par une douzaine d’hommes d’armes à peine, qui vinrent le rejoindre pour former avec lui un groupe compact qui avança maladroitement vers la haie, écu contre écu. « Il faut réussir à passer, se dit sir Thomas, ainsi nous pourrons voir d’où vient le tir. » Arrosés par les carreaux ennemis, les archers tiraient au petit bonheur la chance. Sir Thomas risqua un œil de l’autre côté de la route et constata que le reste de la troupe était pareillement assailli.
— La haie ! hurla-t-il, la haie ! Archers ! Il faut franchir la haie !
Un trait vint se ficher dans son écu, avec une telle violence qu’il virevolta sur lui-même. Un autre vint siffler au-dessus de sa tête. Un archer couché dans l’herbe se tordait de douleur, le ventre percé d’un carreau.
D’autres blessés hurlaient aussi. Certains invoquaient saint Georges, d’autres le diable, d’autres encore appelaient leur femme ou leur mère. Les traits jaillissaient du noir et tombaient en pluie. Un archer recula, un carreau dans l’épaule. Un autre criait de façon pitoyable, frappé au bas-ventre. Un homme d’armes tomba à genoux, appelant Jésus à l’aide.
À présent, on entendait l’ennemi crier des ordres et des insultes.
— La haie ! rugit sir Thomas.
« Il faut passer la haie, se disait-il, et peut-être les archers pourront-ils voir leurs cibles. »
— Passez la haie ! aboya-t-il.
Quelques archers trouvèrent un espace fermé par des claies, qu’ils enfoncèrent à coups de pieds pour s’y ruer.
C’est alors que dans la nuit qui vibrait sous la violence des traits, quelqu’un attira l’attention de sir Thomas sur ce qui se passait derrière lui. Il se retourna et vit une masse d’arbalétriers regroupés pour couper sa retraite, et de nouvelles forces qui étaient en train de pousser ses hommes au cœur du campement. « Bon Dieu, se dit-il, c’était un piège ! » Charles l’avait attiré à dessein dans le campement, il s’était laissé prendre et maintenant, il se retrouvait encerclé. Il ne lui restait plus qu’à se battre avec l’énergie du désespoir.
— Passez la haie ! tonna-t-il. Passez cette maudite haie !
Il zigzagua entre les cadavres de ses hommes, s’élança dans la brèche et chercha un ennemi à tuer, mais ce fut pour constater que les hommes de Charles s’étaient mis en ordre de bataille, tous en armure, la visière baissée et l’écu levé. Quelques archers tiraient, envoyant leurs flèches s’écraser dans les écus, les ventres, les poitrines et les jambes, mais ils étaient trop peu nombreux et les arbalétriers, toujours dissimulés derrière les haies, les murs ou les pavois, s’en donnaient à cœur joie.
— Ralliez-vous au moulin ! cria sir Thomas, car c’était le point le plus visible.
Son projet était de rassembler ses hommes, de former des rangs et de commencer à se battre de façon ordonnée. Mais les arbalétriers se rapprochaient par centaines, et ses hommes effrayés s’éparpillaient en courant se réfugier dans les tentes et les abris.
Sir Thomas, au comble de la rage, jurait tant et plus. Les rescapés de sa deuxième division l’avaient rejoint, mais les hommes étaient empêtrés dans les tentes et trébuchaient sur les cordes, tandis que les carreaux d’arbalète fusaient toujours dans l’obscurité, déchiraient les toiles et allaient percer les corps de son armée moribonde.
— En formation, ici ! Ici ! glapit-il, choisissant un espace entre trois tentes.
Aussitôt, une vingtaine de soldats répondirent à son appel, mais leur mouvement n’échappa pas aux arbalétriers qui les arrosèrent de traits dans les allées qui séparaient les tentes. Puis ce fut au tour des hommes d’armes ennemis de les arrêter, écu levé, et les archers s’égaillèrent de nouveau, essayant de trouver un terrain propice pour reprendre leur souffle, trouver un peu d’abri et repérer des cibles.
Les bannières des seigneurs français et bretons furent avancées et sir Thomas, les voyant, sentit monter une nouvelle bouffée de rage à l’idée qu’il s’était jeté tête baissée dans ce piège et qu’il avait été dûment battu.
— Tuez ces bâtards ! glapit-il.
Et il mena ses hommes vers l’ennemi le plus proche. Les épées résonnèrent alors dans la nuit, au cours d’un furieux corps à corps qui présentait au moins l’avantage de réduire les arbalétriers à l’impuissance, sous peine d’atteindre les hommes d’armes anglais.
Les Génois en profitèrent donc pour entreprendre de pourchasser leurs ennemis personnels, ces archers anglais qu’ils haïssaient tant. Par bonheur, quelques-uns parmi ces derniers, ayant trouvé une couverture dans le parc aux chariots, purent enfin répliquer.
Mais sir Thomas, de son côté, n’avait ni abri ni avantage. Il n’avait que des forces très réduites à opposer à la grande armée de l’ennemi, et ses hommes étaient contraints de reculer sous le nombre. Les écus s’écrasaient contre les écus, les épées cognaient contre les heaumes, les lances se frayaient un chemin sous les écus à travers les bottes. Un Breton faisait tournoyer une hache. Il abattit deux Anglais et livra ainsi le passage à des soldats portant le blason à l’hermine blanche qui se ruèrent à l’assaut avec un cri de triomphe et massacrèrent à tour de bras. Un homme d’armes se mit à hurler lorsque des haches vinrent tailler dans la cotte de mailles qui recouvrait ses cuisses, puis une autre hache s’abattit sur son heaume et on ne l’entendit plus.
Sir Thomas recula en chancelant, parant un coup d’épée. Autour de lui, on courait se réfugier entre les tentes, mais les visières étant baissées, les hommes allaient au hasard sans rien voir et se jetaient dans la gueule du loup. Il abattit son épée sur un homme en heaume à bassinet, se retourna et enfonça la lame dans un écu rayé de jaune et de noir, recula d’un pas pour pouvoir porter un nouveau coup, puis ses pieds se prirent dans des cordes de tente et il tomba à la renverse sur la toile.
Le chevalier en heaume à bassinet se tenait au-dessus de lui ; sa plaque d’armure miroitait sous la lune et son épée était posée sur la gorge de sir Thomas.
— Je me rends, se hâta de dire ce dernier.
Puis il répéta ses mots en français.
— Et vous êtes ? s’enquit le chevalier.
— Sir Thomas Dagworth, répondit le vaincu d’un ton amer.
Il tendit son épée à son ennemi qui prit l’arme, puis releva sa visière.
— Je suis le vicomte de Morgat, se présenta le chevalier, et j’accepte votre reddition.
Il s’inclina sur sir Thomas, lui rendit son épée et lui tendit la main pour l’aider à se relever. La bataille continuait toujours, mais elle était sporadique à présent. Les Français et les Bretons pourchassaient les survivants, achevaient les blessés dont ils ne pouvaient tirer rançon et martelaient leurs chariots à coups de carreaux d’arbalète pour trucider les archers anglais toujours réfugiés derrière.
Le vicomte de Morgat escorta sir Thomas jusqu’au moulin à vent, où il le présenta à Charles de Blois. Un brasier était allumé à quelques mètres de là, éclairant Charles qui se tenait sous les ailes du moulin, le jupon maculé de sang, car il avait participé au combat contre les hommes d’armes anglais. Il rengaina son épée toujours ensanglantée, enleva son heaume à plumet et considéra le prisonnier qui l’avait déjà défait par deux fois.
— Je compatis, dit-il d’un ton froid.
— Et moi, je félicite Votre Grâce, dit sir Thomas.
— C’est à Dieu qu’appartient la victoire, répondit Charles, et non à moi.
Mais, tout à coup, il ressentit un soudain accès d’exaltation. Il avait réussi ! Il avait battu l’armée de campagne anglaise en Bretagne et maintenant, aussi sûrement que l’aube succédait à la plus noire des nuits, le duché allait tomber entre ses mains.
— La victoire n’appartient qu’à Dieu, prononça-t-il pieusement.
Il se souvint alors qu’on était dimanche matin, et il se tourna vers un prêtre pour lui ordonner de faire célébrer un Te Deum d’action de grâces pour sa grande victoire.
Le prêtre hocha la tête, les yeux écarquillés, quoique le duc n’eût pas encore parlé, puis il se mit à haleter et Charles s’aperçut qu’une flèche d’une longueur inhabituelle était plantée dans son ventre. Aussitôt après, un autre trait à empenne blanche vint se ficher dans le flanc du moulin. Et un cri guttural, presque bestial, s’éleva dans la nuit.
Car même si sir Thomas avait été capturé et son armée écrasée, la bataille, semblait-il, n’était pas tout à fait terminée.